Je suis une voleuse.
Une gentille voleuse, espérons-le. Dans tous mes carnets se baladent des fleurs que j’ai arrachées à la terre. Lorsque quelqu’un complimente l’une de mes photos, je n’ose pas lui avouer que je ne suis bonne qu’à être nostalgique avant l’heure ; je ressens la douleur de ma mâchoire crispée lorsqu’il m’est évident qu’un moment m’échappe, lorsque je comprends enfin la singularité d’une scène, lorsque je réalise que le temps ne s'arrêtera pas pour moi ; qu’il m’arrachera l’instant comme toujours.
Alors, je ressors mon appareil. Je vole au présent un souvenir clair, à jamais plus net que la fragilité émotionnelle de mes yeux émus et de ma mémoire fumiste.
De chaque vacances, je garde des fleurs assassinées et des milliers de clichés.
De chaque jour, je garde une trace écrite ; car un jour sans preuves qu’il a existé ne peut vivre ailleurs que dans le passé. Quand j’écris ce jour, je lui confère la liberté de revivre indéfiniment dans le futur, exactement comme il vit aujourd’hui.
Alors peut-on dire qu’écrire est une façon de ne plus jamais perdre ? De voler ce qui ne m’appartiendra plus ?
Je vois déjà, dans ma boule de cristal anxieuse, le moment où je laisserai derrière moi ma “petite” ville du Sud - je dis “petite”, car c’est ce qu’elle représente maintenant pour moi. Je m’y suis trop baladée, trop perdue pour la catégoriser autrement. Elle m’est trop connue, je l’ai tant explorée qu’il m'est impossible d’y perdre mon chemin. On ne peut perdre son chemin lorsqu’on a toujours en tête celui qui mène à la mer, ou du moins, on ne peut se sentir perdu lorsque l’on retrouve le sourire de la Méditerranée. Quand on lui fait face, qu’on soit né ici ou au creux des montagnes, on ne peut résister à l’instinct au-dessus de nous qui s'accroche à l’imagination comme un fait, celui qui confirme et approuve que nous sommes exactement là où nous devions être.
Quand j’entends de loin les vagues danser derrière une rue bondée en plein hiver, je sais que je suis exactement au bon endroit. Peut-être est-ce trop facile, un coup prévu d’avance: je suis née face à la mer, on voyait les vagues depuis mon berceau, et lorsque j’osais pleurer, j’étais toujours en concurrence avec le bruit rugissant de la houle.
Je prie chaque soir pour voir le reste du monde par delà la Méditerranée, et pourtant, l’idée de quitter Nice me donne l’impression de perdre une âme-sœur. Peut-on imaginer vivre là où la mer n’est qu'un souvenir, qu’un souhait de vacances ou une lointaine rumeur sans fondre en larmes ? Quand je marche sous le soleil doré du Sud dont je maudis pourtant l’épuisante chaleur, je sens mes jambes et mes bras s’allonger ; je marche, je cours dans une chanson empressée pour ne pas louper le coucher de soleil qui s’étire toujours sur les vagues ; je tends les mains vers la côte, si fort et avec tant de conviction, que je pourrai presque faucher les voiliers et les yachts qui tanguent sur l’eau salée. J'ai grandi avec du sel sur le bout de la langue et un rayon de soleil qui trottinait sur ma nuque, accompagnant journée hivernale comme estivale avec le sourire envoûtant des sirènes qui séduisent les marins d’un rire plein de soleil.
Des photos de la mer, j’en ai bien trop prises, et dès que l’une d’entre elles ressort de mes boîtes à souvenirs, j’entends le chant des rires sur la plage. J’ai ramassé un million de fleurs qui longent la côte du Sud, sans oublier tous ces cailloux que j’ai volé à la mer ; tout ce sable qui m’a collé à la peau malgré moi.
Le manque est une émotion vicieuse, surtout lorsqu’elle arrive avec un peu d’avance ; voilà que chaque pas qui longe la Méditerranée me semble être le dernier. Où serai-je dans un an? Je ne sais plus rien, si ce n’est que je resterai certainement une voleuse. Peut-être retrouverai-je la mer, mais comment pourrai-je être sûre qu’elle m’aimera comme celle de mon enfance, comme celle de Nice ?
A chaque fois que je m’imagine partir pour conquérir le monde, je repense à ma pauvre Méditerranée et aux rues plein de soleil, aux mouettes que l’on regardait s’approcher avec crainte, un sandwich en main, et à toutes ces personnes d’un âge lassé sur les petites chaises bleus qui font face à la mer. Comment puis-je être si impatiente de quitter un paradis perdu au bord des vagues, là où l’hiver est toujours doux et la pluie une bénédiction pour nos fleurs, là où les marchés sont animés de langues du monde entier et où le mimosa jonchent les rues chaque Février ?
C’est donc ainsi, je suis une voleuse à jamais mauvaise. Des photos, je peux continuer à en prendre, mais rien ne pourra jamais remplacer la douceur de vivre sur les côtes du Sud ; une beauté qui réside dans ses sensations, dans ses odeurs et ses rires. Tout ce qu’une photo ne pourra jamais retenir.