Je me baladais, la mine sombre et orageuse, la tête haute et curieuse, entre les murs peints d’un rouge oriental, là où s’exaltent les avalanches du soleil matinal à travers les simples fenêtres. Du sol marbré au plafond arqué, des portes grinçantes aux escaliers penchés, les éclairs dorés réchauffaient les mains ridées des visiteurs. Mes mains, en revanche, étaient aussi fraîches que la rosée, aussi douces qu’un pétale printanier. Mes yeux neufs étaient ignorants et intrusifs. Devant ces deux fenêtres aux grands cils où la lumière faisait fleurir la jeunesse, tout perdait le valeureux mérite que la conscience et la connaissance sauvent de l’oubli.
Le rouge n’était qu’oriental. Le soleil n’était que chaleur. Mes mains m’étaient très peu utiles, et mes yeux encore moins. Les autres passants n’étaient que le mystère d’une existence inatteignable, à jamais hors de ma portée. Il semblait que je ne méritais pas ma place dans ces prestigieuses pièces.
Un pas : vers une vieille peinture à l’huile enfermée dans un cadre d’or étouffant. Les coups de pinceaux s’agitaient dans tous les sens, sautant hors de la toile, frappant mes yeux irritables. Les couleurs, lâchées comme des bêtes, se débattaient les unes contre les autres, se dévoraient dans une valse de teintes brouillées par le temps. Un explorateur ratatiné sous le poids d’une époque révolue passe devant la toile et s’arrête.
Sans un regard pour moi, il fait un pas vers le grand tableau qui court sur le mur. Il scrute, de deux yeux alourdis par ses paupières fatiguées, ce concentré de formes dansantes, hypnotisantes. Il sourit pour lui-même, comme s’il était seul face au tableau, hoche la tête, recule : un pas vers l’arrière, puis un autre. D’une de ses poches, il sort un vieil appareil photo, puis capture l'œuvre prise au piège dans un flash interdit, subitement réduite à une pellicule floue et mal cadrée.
Alors que le visiteur repart, toujours sans me voir, je reste figée devant la toile. Sur le cartel du tableau, un nom et une date sans aucun sens. Pas d’indices. Je fais un pas vers le tableau. Toujours rien. Je retourne en vain les pensées et sentiments qui surgissent tour à tour dans mon esprit. Je ne suis pas sûre d’aimer ce que je vois, encore moins de le comprendre. Un autre pas, cette fois plus court, plus restreint par ma déception. Je finis par reculer, l’âme tordue par ma malheureuse indifférence.
Un pas vers l’arrière, je ne quitte pas des yeux l'œuvre criarde sur le mur. Je me laisse tomber sur le fauteuil délavé où s’avachissent les explorateurs que l’âge a fissurés. Leurs jambes sont faibles et tremblotantes, les miennes me soutiennent comme un piquet, droite et rigide. Et pourtant, face à une telle lassitude, je ressens le besoin de m'asseoir. Je sors un petit carnet corné et taché que je m’empresse d'ouvrir. De mon écriture empâtée, je griffonne les indications fournies par le cartel sous la toile. Puis plus rien.
Une page blanche, et je sens mes pauvres yeux inutiles se fatiguer. La dernière date sur mon carnet est un souvenir de ma honte : des semaines sans écrire, l’inspiration à l’abandon.
Je fixe l'œuvre. À quoi sert l’Art ?
*
Quelques pas plus tard, le rouge oriental devient un bleu marin, et les tableaux délaissent les murs. Je me heurte à de grandes statues de plâtres qui s'élèvent sur leurs prestigieuses estrades. Chaque artiste est honoré dans la courbe des lettres d’or gravée dans la pierre. Je zigzague entre les œuvres et les autres passants bien plus attentifs, concentrés sur chaque imperceptible détail. Fatiguée de marcher entre l’incompréhension et l’indifférence, je m’assoie au milieu de la pièce sur un vieux siège mochement rembourré, et j’observe ces hommes et ces femmes dénudés, emprisonnés dans la pierre, perdu entre les époques.
Mon carnet entre les mains, je contemple l’art tout autour de moi, délaissée par le monde entier, seule au milieu de ces passants qui comprennent la vie et l’Art bien mieux que moi, qui ont eu la chance de vivre et de revivre, d’essayer et de réessayer. Je n’ai que quelques années, à peine deux décennies derrière moi pour m’approprier ces œuvres, pour développer un regard compatissant et mesuré.
L’Art m’avait toujours semblé être la pratique la plus solitaire au monde, car écrire était toujours une activité qui prenait place dans une pièce vide et silencieuse, en face d’un papier blanc qui n’a rien à vous dire et à qui vous devez tout. J’ai grandi loin des musées, loin des expositions et des conférences qui semblaient appartenir aux autres, à ceux dont la pratique a fait ses preuves, ceux qui ont trouvé leur place sur les murs de ces grandes salles renommées pour lesquelles les visiteurs viennent du monde entier.
Ce monde-là m'a toujours paru loin, très loin de mes feuilles salies d’encre noire, de mes cahiers pleins d’une écriture maladroite mais toujours abondante. Pourquoi faire un pas vers l’autre pour créer, pour construire, pour inventer, pour inspirer ?
Mes carnets moisissaient dans un tiroir, mon esprit avait fini par se lasser des mots tordus, rigides et émotifs, des après-midis sans bruit, si ce n'était le son du papier agressé par mes mouvements frénétiques.
J’avais fait un pas désespéré vers l’Art, vers l’autre, dans l’espoir de remettre en ordre tous ces mots volumineux qui frappent contre les parois de ma lourde tête.
Je n’ai jamais écrit pour écrire, je n’ai jamais souhaité construire une œuvre pour être artiste ou écrivain. J’écris car il y a une voix qui pousse à la racine de mon cœur, j’écris car malgré le temps qui passe, elle refuse de se taire.
Et puis, un jour, le silence et la solitude ont étouffé les mélodies de l’esprit ; feuille blanche depuis des jours, des semaines, et une âme débordante de mots étrangement silencieux, absents sans être morts.
J’observe tout autour de moi avec l’étrange sensation que tout sentiment qui bouillonne sous ma peau est indicible, mais pourtant, je peux sentir les pas lourds des mots qui se baladent sur le bout de ma langue. Alors, je me relève et fixe mes yeux sur les statues inaccessibles qui se dressent tout autour de moi, d’un air figé et inexpressif.
Je m’approche d’une immense statue de bronze qui fait tache entourée de ses congenères d’un blanc religieux. C’est une femme qui, comme si elle voyait sa propre vie se dérober à elle et s’enfuir vers l’infini, tend un bras vers là où s’évade son regard stoïque ; elle tend de toute ses forces ses doigts frigorifiés par l’artiste en un grand mouvement profondément triste. Ses yeux sont un trou noir dans lequel je plonge. J’observe le drapé de la robe, infiniment détaillé, comme si cette femme était encore vivante, prisonnière dans une moulure terrifiante, suffocante.
Qu’est-elle en train de perdre ? Car elle perd forcément quelque chose de précieux, quelque chose d’essentiel à la lumière qu’est sa vie. La façon dont elle se penche vers l’invisible, dont elle envoie son corps valser vers l’avant, là où pointe son index, la bouche grande ouverte, presque aussi grosse que les yeux, les sourcils bondissants vers sa chevelure emportée elle aussi par le mouvement me laisse sans voix, encore une fois sans mots. Elle essaie de retenir ce qu’elle perd tragiquement. Ce qui s’enfuit. Ce qui meurt devant ses yeux. Et la voilà, figée ainsi, condamnée par le talent d’un sculpteur égoïste. À jamais incapable de rattrapper ce qu’elle désire pourtant tant retenir. Sur le cartel, je lis :
“Un pas vers l’autre”, Inconnu, XVIIIème siècle.
En effet, on peut voir, sous l’immense robe dont cette femme est vêtue, un pied qu’elle balance en avant, figée dans l’air. Sa main mène cependant l’entièreté de ce mouvement vers l’avant, “vers l’autre”. Je sais à présent qu’elle chasse quelqu’un, qu’elle tente en vain de se précipiter vers un autre être, de reconquérir ou retenir une personne. Cette expression du visage infiniment désespérée m’indique que ce pas qu’elle fait vers l’autre est certainement le dernier, si dépourvu de tout espoir de rattrapper autrui. Sa bouche si grande ouverte… Crie-t-elle ? Appelle-t-elle cet autre vers lequel ses pieds fatigués s’élancent ?
Tout est inconnu, non-dit, depuis le nom de l’auteur jusqu’au titre de cette œuvre abandonnée. Vers qui peut-elle ainsi marcher, courir, à bout de souffle, suffocante, un adieu reposant sur le bout des lèvres ?
Concentrée dans ma contemplation de l'œuvre, je n’ai plus conscience de mes gestes et me cogne à une passante qui, comme moi, est attirée vers l’Oeuvre.
Je m’excuse, embarrassée, et celle-ci me sourit.
“Vous avez l’air fascinée”, me dit-elle, et je fais un pas vers l’arrière pour lui laisser la place d’admirer l'œuvre. Elle observe, contemple, puis tourne à nouveau son regard vers moi. Nos regards s’accrochent l’un à l’autre.
Elle ouvre la bouche, hésitante, et je souris pour l’inviter à oser.
“Son expression est époustouflante, poursuit-elle, on dirait que le monde entier s’écroule alors qu’elle s’élance de tout son poids vers l’autre. Et pourtant, cela n’a aucune importance. Toutes les catastrophes et misères du monde se réduisent à cet être qui part sans qu’elle ne puisse faire un pas de plus…”
Quelle étrange sensation que d’entendre les mots qui reposent endormis en mon âme danser sur la langue d’une inconnue. Comme si j’avais ouvert le bon livre au bon moment, comme si un poète omniscient me chantait mes sentiments versifiés.
Je fis un pas vers elle.
“Oui, répondis-je, c’est… c’est exactement ça.”
Nous sommes restées l’une à côté de l’autre devant cette statue d’une hauteur fascinante, sans rien dire. Mais je savais, comme si j’entendais les pensées de ma voisine, qu’elle aussi se demandait vers qui cette femme tentait de fuir, qui était “l’autre”. Nous n’aurions jamais aucune réponse, alors tout était imaginable, à notre ignorante portée. Un amant, un fils, un parent…
L’imagination était la seule explication de cette œuvre troublante. Alors le soir où je suis rentrée, j’ai écrit l’histoire du pas vers l’autre.
L’Art inspire l’Art, semble t-il.